"Le Déchiffrage", c’est l’art de lire entre les lignes du chapitre de vie que les jeunes commencent à écrire en entrant dans l'âge adulte. Il s’agit d’explorer chaque page de leur parcours, tout en découvrant comment le Service de Suite de Chapitre 2, tel un co-auteur attentif, accompagne la rédaction, offrant soutien et structure pour les aider à façonner leur chemin vers l’autonomie.
Le Service de suite de l’association Chapitre 2 est composé de deux travailleuses sociales qui réalisent un accompagnement socio-éducatif, administratif et juridique à destination de jeunes majeurs âgés de 18 à 25 ans sortants des dispositifs de protection de l’enfance et rencontrant des difficultés d’accès au droit commun. La majorité des jeunes sont directement orientés par les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) de Paris au moment de leur sortie du dispositif. L’association accompagne également des jeunes orientés par d’autres acteurs (Mission locale, autres associations, bouche-à-oreille).
Témoignage de Juliette, travailleuse sociale chez Chapitre 2
Il y a quelques semaines, je reçois Alice* (prénom changé) pour un premier rendez-vous à l’association, accompagnée de son éducatrice et de son référent de parcours au secteur éducatif jeunes majeurs de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) de Paris. L’anniversaire fatidique des 21 ans se profile à l’horizon et la sortie de l’ASE est synonyme d’une forte appréhension. “Le pire anniversaire de ma vie” soupire la jeune fille. Au vu des besoins et de l’angoisse d’Alice, une orientation vers le service de suite de l’association lui a été proposée. Lors de ce moment de passage de relais, nous faisons le point sur sa situation, son ressenti et les priorités pour la suite de l’accompagnement social. Comme bien souvent, la question de l’hébergement pêche puisque les jeunes en fin d’accompagnement jeunes majeurs doivent quitter les structures qui les accueillent et les accompagnent.
Alice est de nationalité étrangère et malgré plusieurs années passées en France et de nombreuses démarches, elle n’a pas encore pu obtenir de titre de séjour. Arrivée en France à l’adolescence pour retrouver sa mère, Alice a déposé il y a un an une demande d’admission exceptionnelle au séjour auprès de la préfecture de police de Paris, au motif que sa “vie privée et familiale” est ici. En France, Alice a sa famille, ses amis, son petit copain, bref tout ou quasiment. Au vu des délais de traitement, il est probable qu’elle doive attendre encore une année avant de recevoir une réponse de la préfecture, sans certitude sur le fait que celle-ci sera positive. Sans titre de séjour, elle ne peut ni travailler ni se former et n’a pas de possibilité de se loger. D’ici quelques jours, elle devra donc quitter le petit studio qu’elle occupe depuis presque deux ans, décrocher la guirlande lumineuse qui orne le mur et ranger ses affaires dans un carton sans savoir ni où ni quand elle pourra les déballer. Pour Alice comme pour plus de 60% des jeunes que nous accompagnons sur le service de suite, à court terme, l’hébergement d’urgence représente la seule solution pérenne permettant d’échapper à la rue à la sortie de l’ASE. Parmi ces jeunes, la plupart sont de nationalité étrangère. Issus d’un parcours d’exil, ils ne peuvent ni travailler ou se former et ainsi percevoir des ressources leur permettant de se loger, faute de titre de séjour.
Le dispositif national d’hébergement d’urgence s’adresse à “toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale”1. Il regroupe différents types de structures médico-sociales aux acronymes fleuris tels que les centres d’hébergement d’urgence (CHU), les centres d’hébergement et de stabilisation (CHS) ou encore les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS).
Contrairement au logement social, l’accès à l’hébergement est inconditionnel, indépendamment de la situation (notamment administrative) de la personne. Certaines structures accueillent toutefois des publics nécessitant un accompagnement spécifique (des femmes victimes de violence, des personnes atteintes de troubles psychiques par exemple ou encore des jeunes âgés de 18 à 25 ans). Pour accéder à ces structures, les personnes doivent avoir une demande à jour sur le Service intégré d’Accueil et d’orientation (SIAO). Cette plateforme numérique nationale de “mise en relation” “organise et centralise l’ensemble des demandes de prise en charge des ménages privés de “chez soi”"2. Elle est gérée au niveau départemental par des associations. A Paris, c’est le Samu Social qui exerce cette mission ainsi que la gestion du 115, le numéro national d’urgence permettant aux personnes à la rue de faire une demande de mise à l’abri temporaire. Contrairement à l’appel au 115, la demande SIAO doit obligatoirement être réalisée par un travailleur social d’une structure dite de “premier accueil” qui ne dispose pas d’hébergement. En accord avec la personne, le travailleur social chargé de la demande réalise des préconisations adaptées aux souhaits et aux besoins (emplacement, type de structure, chambre collective ou individuelle, avec ou sans possibilité de cuisiner…). Une évaluation sociale est également demandée et doit être mise à jour tous les trois mois. Les structures d’hébergement font remonter leurs places disponibles auprès du SIAO qui proposent des places en fonction des préconisations et des informations contenues dans le rapport social. Il est important de respecter les choix de la personne pour ne pas risquer une proposition ne correspondant ni aux souhaits ni aux besoins que l’intéressé.e serait contraint de refuser et qui lui vaudrait de perdre toute priorité sur le logiciel et ainsi la moindre chance d’obtenir une nouvelle proposition d’hébergement.
Malgré toutes les embûches, Alice tente de trouver une solution. Elle écarte très vite la piste de sa famille présente en France qui ne représente pas une ressource suffisamment solide pour pouvoir l’héberger. Elle finit par trouver une offre de sous-location pour une chambre dans un appartement en banlieue parisienne. Alice a quelques économies et gagne un petit peu d’argent grâce à son activité de prothésiste ongulaire, à laquelle elle s’est formée en autodidacte et qu’elle exerce avec grand talent. Pour réserver la place, elle verse un acompte de deux-cent euros à l’occupant de l’appartement. Lors du rendez-vous de passage de relais, Alice nous rassure sur le fait qu’elle gère. Soulagé.e.s de cette perspective, nous en restons là, à tort. Ce jour-là, elle aborde une manucure magnifique et me montre sa page Instagram où elle publie ses créations.
Quelques jours plus part, la semaine précédent son anniversaire, je reçois un appel d'Alice. La fameuse sous-location s’est avérée une arnaque. Après lui avoir soutiré les deux-cents euros, la personne n’a plus donné de signe de vie. A trois jours de ses 21 ans, Alice risque de se retrouver dehors. La jeune fille est en pleurs au téléphone, me dit qu’elle a envie d’abandonner et qu’elle a perdu toute son énergie.
Les questions angoissantes se précipitent : où va-t-elle dormir ? Que faire de toutes ses affaires qui constituent l’intimité glanée au fil des années passées en France ? On rassure, on soutient comme on peut, on assure qu’on va tout faire pour trouver des solutions pour éviter le spectre de la rue à une jeune fille de vingt et un ans arrivée en France à quatorze, dont la passion est de réaliser des manucures vertigineuses et à qui l’administration ne délivre pas de titre de séjour.
La seule perspective durable pour la jeune fille, c’est donc une orientation dans un dispositif d’hébergement via le SIAO. Contrairement à un accompagnement vers le logement synonyme d’une véritable avancée dans la vie adulte, elle est loin d’être réjouissante pour la jeune fille et satisfaisante pour les professionnels qui l'accompagnent mais malgré cela on l’espère de toutes nos forces. Heureusement, la demande d’Alice a été faite et anticipée par son ancienne éducatrice qui me la transmet pour que je puisse reprendre la main dessus sur la plateforme informatique du SIAO : le SI-SIAO. Comme toutes les demandes émanant de l’Aide sociale à l’enfance de Paris pour des jeunes en fin de prise en charge, la demande est priorisée. Hélas, au vu du manque structurel de places d’hébergement et de la saturation du dispositif, une priorisation est loin d’être synonyme d’une place effective. En début d’année, plus de 345 000 personnes à la rue ont été recensées en France alors que le parc d’hébergement d’urgence ne compte que 203 000 places dont 60 000 sont des places de mise à l’abri en hôtel, alors le compte est vite fait. Malgré les promesses d’une augmentation des places et le nombre croissant de personnes à la rue ainsi que les alertes des associations et professionnels du secteur, la loi de finances pour 2025 ne prévoit pas de changement3. Je pense à Issa, dont la demande est priorisée depuis plus d’un an et à son visage de plus en plus creusé au fur et à mesure des mois passés sur les canapés de vagues connaissances moyennant rémunération. Alors en parallèle, je signale la situation d’Alice aux professionnels du SIAO en alertant sur l’urgence absolue, la temporalité rapprochée et la vulnérabilité de la jeune fille. Dans l’attente, on essaie de fabriquer des solutions temporaires : quelques nuits chez une tante, une semaine de mise à l’abri en auberge de jeunesse financée par l’association. Avec pour seul objectif : éviter la rue à tout prix en espérant recevoir le plus tôt possible un mail du SIAO dont l’objet est “Orientation vers un groupe de places” (qui signifie qu’une place d’hébergement est proposée à une personne accompagnée et qui procure au travailleur social en charge de porter la demande un sentiment immédiat d’intense soulagement).
Quelques jours plus tard, une place est proposée à Alice. Dans les faits à Paris, les femmes attendent moins longtemps que les hommes. La proposition est loin de la faire sauter au plafond : une place en CHRS dans une chambre partagée avec une autre jeune femme. Mais faute de mieux, elle accepte car “pas le choix”.
D’ici aux lendemains heureux, en attendant le chez-soi où Alice pourra raccrocher sa guirlande lumineuse, il y a ce toit inconditionnel où la jeune fille pourra compter sur l’accompagnement de professionnels dédiés et vivre sans l’angoisse mortifère de la rue.
Si l’hébergement est conçu comme inconditionnel, il est aussi pensé comme temporaire, comme la première étape d’un parcours permettant d’accéder au logement.
Cette logique en escalier irrigue les politiques publiques en matière de logement et d’hébergement en France qui conçoit le logement comme le prérequis à une insertion sociale globale et durable. Depuis plusieurs années, elle est concurrencée par la doctrine du Logement d’Abord, originaire du Québec4 qui considère que disposer de son propre logement est le prérequis à toute insertion sociale pérenne et vise à permettre l’accès direct au logement sans passer par la case hébergement. Dans les faits, l’idéal du Logement d’Abord est mis à mal par la crise du logement, corollaire de celle de l’hébergement qui complique l’accès au logement, notamment social, pour des personnes qui pourraient pourtant y accéder, faute de places disponibles. Les délais d’instruction des demandes de titres de séjour par les préfectures et le durcissement croissant de la législation en la matière précarise fortement l’accès au logement des jeunes orientés vers le service de suite. Les délais et les réponses négatives en matière d’accès au séjour fragilisent, précarisent voire détruisent des parcours d’insertion dans la société française, pour des jeunes qui ne disposent d’aucun filet de sécurité familial chez qui se réfugier en attendant les lendemains qui chantent.
1 Source : Article L345-2-2 du code de l’action sociale et des familles
2 Source : https://www.siao.paris/
4 Voir par exemple la note d’éclairage de la Fédération des acteurs de la Solidarité sur le Logement d’abord (mai 2024) : https://www.federationsolidarite.org/wp-content/uploads/2024/05/2024-05-Note-d-eclairage-Logement-d-abord-VF.pdf*
Pour soutenir nos actions et nous permettre d'accompagner un maximum de jeunes vers une autonomie choisie, faîtes un don !